Le requérant BOULOIS avait fait sept demandes de congé pénal[2] qui ont toutes été rejetées par la commission pénitentiaire établie par la loi du 26 juillet 1986 relative à certains modes d’exécution des peines privatives de liberté.

Il avait attaqué les deux premiers refus par un recours introduit devant le tribunal administratif[3], mais les juges de première instance se déclarèrent incompétents pour connaître de la demande alors que le congé pénal constitue une décision « qui modifie les « limites » de la peine à laquelle l’intéressé a été condamné par la juridiction judiciaire », et qui est partant de nature judiciaire et non administrative[4].

La Cour administrative confirma ce jugement[5].

Le sieur BOULOIS introduisit par la suite un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour EDH ») en invoquant une violation de l’article 6, §1 alors qu’il estimait avoir été privé de son droit au procès équitable et à l’accès à un tribunal dans le cadre des décisions de refus de ses demandes de congé pénal.

En effet, le requérant exposa tout d’abord que sa cause n’aurait pas été entendue par un « tribunal », la commission pénitentiaire n’étant qu’une autorité administrative. Et même si la commission pénitentiaire avait joué un rôle juridictionnel, « aucune des garanties imposées par l’article 6 en vue d’un procès équitable » n’aurait été respectée : la commission pénitentiaire ne serait ni indépendante, ni impartiale, et ni le principe du contradictoire, ni les droits de la défense, ni l’exigence de la publicité de la procédure n’auraient été respectés. Par ailleurs, la décision d’incompétence des juridictions administratives l’aurait privé de son droit d’accès à un tribunal alors qu’il n’existerait au Grand-Duché aucune juridiction de l’ordre judiciaire compétente pour statuer sur les décisions de la commission pénitentiaire[6].

Devant la deuxième section de la Cour EDH, le Gouvernement luxembourgeois souleva à titre préliminaire la question de la recevabilité de la demande alors qu’il estima que le requérant ne pouvait se prévaloir d’un « droit » au sens de l’article 6, le congé pénal étant une simple faveur[7].

En effet, aux termes de l’article 7 de la loi du 26 juillet 1986 relative à certains modes d’exécution des peines privatives de liberté, le congé pénal constitue une faveur.

De même, le commentaire de l’article 8 du projet de loi 2870 relatif à certains modes d’exécution des peines privatives de liberté, qui a débouché sur la loi du 26 juillet 1986, utilise à deux reprises le terme de « faveur » en parlant du congé pénal[8].

Il résulte aussi du commentaire de l’article 10 du même projet de loi[9] que « (le congé pénal) ne sera jamais de droit et relèvera toujours, en fin de compte, de l’appréciation souveraine de l’autorité chargée de l’exécution des peines qui décidera librement en fonction des informations qu’elle aura pu obtenir sur les dispositions du condamné. Il lui incombera, en effet, la lourde responsabilité d’apprécier si un condamné n’est pas susceptible de profiter du régime de liberté pour commettre des attentats contre les personnes ou les biens. »

Par 4 voix contre 3[10], la deuxième section de la Cour EDH estima que le requérant BOULOIS pouvait se prévaloir d’un droit alors que « La loi de 1986 et le règlement grand-ducal du 19 janvier 1989[11] prévoient qu’un congé pénal peut être accordé si différents critères sont réunis. Dès lors, le requérant peut de manière défendable soutenir qu’il dispose en tant que détenu d’un droit à l’octroi d’un congé pénal, s’il remplit l’ensemble des conditions prévues par la législation » et que « les restrictions au droit à un tribunal que le requérant allègue avoir subies dans le cadre de ses demandes de congé pénal concernent un ensemble de droits que le Conseil de l’Europe a reconnus aux détenus au moyen des Règles pénitentiaires européennes, adoptées par le Comité des Ministres et précisées dans trois recommandations (…). »[12]

Suite à cet arrêt, dont les répercussions sur le système de l’exécution des peines au Luxembourg auraient été énormes, le Gouvernement luxembourgeois a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour EDH.

Celle-ci, non pas à l’unanimité[13], mais par quinze voix contre deux, estime que l’article 6 n’était pas applicable à la situation du requérant BOULOIS, ce dernier ne se prévalant pas d’un « droit » au sens de l’article 6.

Pour arriver à cette conclusion, la Grande Chambre réaffirme sa jurisprudence bien établie[14] selon laquelle le droit matériel dont le requérant se prévaut ne peut pas trouver son origine dans l’article 6, §1 de la Convention EDH, mais doit « au moins de manière défendable, (être) reconnu en droit interne »[15] : sauf en cas de situation exceptionnelle, « Il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes »[16].

Même si la Grande Chambre rappelle que « la seule présence d’un élément discrétionnaire dans le libellé d’une disposition légale n’exclut pas, en soi, l’existence d’un droit (…) »[17], elle se réfère explicitement à l’article 7 de la loi pénitentiaire aux termes duquel le congé pénal constitue une « faveur » qui « peut être accordée », et aux travaux préparatoires de cette même loi qui renvoient à l’appréciation souveraine de l’autorité chargée de l’exécution des peines.

Sur base de ces différents éléments, la Grande Chambre considère que le requérant ne peut se prévoir d’un droit au sens de l’article 6 de la Convention, un droit au congé pénal ne lui étant pas reconnu par la législation luxembourgeoise.

La Grande Chambre opère aussi la distinction avec l’arrêt Enea c/ Italie[18] qui avait précisément servi de fondement à la deuxième section de la Cour EDH pour conclure à la recevabilité de la demande au niveau de l’article 6[19]. En effet, la deuxième section de la Cour EDH avait déduit de l’arrêt Enea que les Règles pénitentiaires européennes consacreraient le « droit » à un tribunal.

La différence entre l’affaire Enea et l’affaire Boulois réside dans le fait que la Cour constitutionnelle italienne avait déclaré inconstitutionnelle la législation italienne qui ne prévoyait pas de recours juridictionnel contre une décision susceptible de porter atteinte aux droits d’un détenu[20]. Pour déterminer le contenu d’un « droit » au sens de l’article 6, la Cour EDH ne se réfère dès lors pas au seul contenu de la loi, mais aussi à l’interprétation qu’en donnent les juridictions nationales[21]. Les termes utilisés par la Grande Chambre pour définir un « droit » au sens de l’article 6 rappellent fortement la définition que la Cour EDH a donnée au « droit » reconnu par l’article 7 et qui « correspond à (la notion) de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (…).»[22]

Même si la Grande Chambre conclut à l’inapplicabilité de l’article 6, « elle note avec intérêt la réforme législative en cours sur l’exécution des peines (…). »

Dans le cadre de la notion de « droit » au sens de l’article 6, la Cour EDH a encore rendu en date du 5 juin 2012 une décision en matière de libération conditionnelle[23] (article 100 du Code pénal) dans laquelle elle a jugé que la libération conditionnelle ne constitue pas un « droit » dans l’ordre juridique interne luxembourgeois, alors que l’article 100 du Code pénal ne consacre que la possibilité d’une libération conditionnelle. En se référant à l’arrêt Boulois de la Grande Chambre, la Cour EDH a dès lors conclu que le requérant ne pouvait se prévaloir d’une violation de l’article 6.

Le « droit » au sens de l’article 6 CEDH ou Une faveur ne constitue pas un droit (version pdf)

 


[1] La présente note, à jour au 27 août 2012, se limite à quelques développements sur la notion de « droit » au sens de l’article 6 de la Convention EDH

[2] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Boulois c. Luxembourg, 3 avril 2012, §§ 16 et s.

[3] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Boulois c. Luxembourg, 3 avril 2012, §§ 23 et s.

[4] Tribunal administratif, 23 décembre 2004, no 18101 du rôle, www.ja.etat.lu

[5] Cour administrative, 14 avril 2005, no 19233 C du rôle, www.ja.etat.lu

[6] C.E.D.H., deuxième section, affaire Boulois c. Luxembourg, 14 décembre 2010, §§ 67 et s.

[7] C.E.D.H., deuxième section, affaire Boulois c. Luxembourg, 14 décembre 2010, §§ 50 et s.

[10] Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’opinion dissidente du juge RAIMONDI à laquelle se sont ralliés les juges JOČIENÉ et SAJO

[11] Le règlement grand-ducal du 19 janvier 1989 déterminant l’affectation des rémunérations revenant aux condamnés soumis au régime de semi-liberté et fixant les modalités d’octroi du congé pénal prévoit en son article 4 les modalités pratiques de la demande de congé pénal

[12] C.E.D.H., deuxième section, affaire Boulois c. Luxembourg, 14 décembre 2010, § 61

[13] Nous invitons le lecteur à consacrer quelques instants à la lecture de l’opinion dissidente des juges TULKENS et YUDKIVSKA qui ont conclu à la recevabilité de la demande et à la violation de l’article 6. D’après leur analyse, « Tout comme la notion de « matière pénale », la notion de « droit » dans l’article 6 est une notion autonome qu’il importe de définir à la lumière de l’objet et du but de la Convention et qui ne dépend pas nécessairement de la qualification retenue en droit interne. A défaut, cette notion recevrait une réponse différente selon les Etats membres pour une même mesure. » (§ 10) En s’appuyant sur des considérations pénologiques et la finalité du congé pénal, ils considèrent que le « droit » au congé pénal est implicitement reconnu en droit luxembourgeois « puisque le requérant a pu introduire un recours en annulation des deux premières décisions de refus de la commission pénitentiaire devant les juridictions administratives. Si celles-ci se sont déclarées incompétentes, c’est pour un autre motif, à savoir que l’octroi ou le refus de la faveur d’un congé pénal présentait le caractère d’une mesure qui modifiait les limites de la peine à laquelle le requérant avait été condamné. » Les deux membres de la Grande Chambre reprennent le raisonnement opéré par cette même chambre dans le cadre de l’affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande : si de nombreux Etats contractants prévoient l’accès à un tribunal, le droit interne de l’Etat concerné doit avoir expressément exclu l’accès au tribunal, ce qui n’est pas le cas du Luxembourg en matière de recours contre les décisions de refus de congé pénal.

[14] voir par exemple C.E.D.H., affaire Chaudet c. France, 29 octobre 2009, § 29 ; C.E.D.H., affaire Savino et autres c. Italie, 28 avril 2009, § 63 ; C.E.D.H., affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, 19 avril 2007, § 40 ; C.E.D.H., affaire Roche c. Royaume-Uni, 19 octobre 2005, § 117 ; C.E.D.H., affaire Bitsinas c. Grèce (déc.), no 33076/02, 23 novembre 2004 ; C.E.D.H., affaire Posti et Rahko c. Finlande, 24 septembre 2002, § 51 ; C.E.D.H., affaire Lalousi-Kotsovos c. Grèce (déc.), no 65430/01, 19 décembre 2002 ; C.E.D.H., affaire T.P. et K.M. c. Royaume-Uni, 10 mai 2001, § 92 ; C.E.D.H., affaire Z. et autres c. Royaume-Uni, 10 mai 2001, § 87 ; C.E.D.H., affaire Le Calvez c. France, 29 juillet 1998, § 56 ; C.E.D.H., affaire Werner c. Autriche, 24 novembre 1997, § 34 ; C.E.D.H., affaire Szücs c. Autriche, 24 novembre 1997, § 32 ; C.E.D.H., affaire Niegel c. France, 17 mars 1997, § 38 ; C.E.D.H., affaire München c. Luxembourg (déc.), no 28895/95, 16 avril 1996 ; C.E.D.H., affaire Association des chasseurs et pêcheurs de la Bidassoa c. France (déc.), no 23832/94, 2 décembre 1994

[15] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Boulois c. Luxembourg, 3 avril 2012, § 90

[16] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Boulois c. Luxembourg, 3 avril 2012, § 91

[17] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Boulois c. Luxembourg, 3 avril 2012, § 93

[18] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Enea c. Italie, 17 septembre 2009

[19] C.E.D.H., deuxième section, affaire Boulois c. Luxembourg, 14 décembre 2010, § 61

[20] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Enea c. Italie, 17 septembre 2009, § 100

[21] C.E.D.H., Grande Chambre, affaire Boulois c. Luxembourg, 3 avril 2012, § 91

[22] voir notamment C.E.D.H., affaire Soros c. France, 6 octobre 2011, §§ 50 et s ; C.E.D.H. (GC), affaire Scoppola c. Italie (n°2), 17 septembre 2009, §§ 99 et s. ; C.E.D.H., affaire Konov c. Lettonie, 17 mai 2010, §§ 185 et s. ; C.E.D.H., affaire Kafkaris c. Chypre, 12 février 2008, §§ 137 et s. ; C.E.D.H., affaire Achour c. France, 29 mars 2006, §§ 41 et s. ; C.E.D.H., affaire Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, 22 mars 2001, §§ 49 et s. ; C.E.D.H., affaire K.-H. W. c. Allemagne, 22 mars 2001, §§ 44 et s. ; C.E.D.H., affaire Cantoni c. France, 15 novembre 1996, §§ 29 et s. ; voir aussi à cet égard E. CLAES, « La légalité criminelle au regard des droits de l’homme et du respect de la dignité humaine » in Les droits de l’homme, bouclier ou épée du droit pénal ?, Bruxelles, Bruylant, 2007, p. 211 et s.

[23] C.E.D.H., affaire Macedo Da Costa c. Luxembourg (déc.), no 26619/07, 5 juin 2012

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